vendredi 25 juin 2010

SAP, le temps de la reconquête

http://www.lesechos.fr/info/hightec/020543981888-sap--le-temps-de-la-reconquete.htm


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[ 07/06/10 ]

Où va SAP ? La question s'est posée cet hiver après que l'allemand, leader mondial des logiciels professionnels, a défrayé la chronique en renvoyant son patron installé seulement neuf mois plus tôt. En guise de réponse, le géant de Walldorf procède à une grosse acquisition aux Etats-Unis et veut séduire les PME à l'aide d'un nouveau progiciel accessible en ligne.

La scène est assez surréaliste. En cette soirée de mai, le hall 11 du centre des congrès de Francfort s'est transformé en salle de concert. Sur scène, le groupe britannique Duran Duran, sorti pour l'occasion d'un semi-oubli, égrène ses vieux tubes des années 1980, devant un public en tailleur et costume-cravate… Nombre de spectateurs portent le badge de l'événement « Sapphire now » en bandoulière. « Sapphire », c'est la grand-messe organisée chaque année par SAP. L'occasion, pour le géant allemand des progiciels, de rencontrer ses clients, de répondre à leurs attentes, à leur soif de renouveau et de modernité. Qu'un concert de Duran Duran illustre au mieux ces valeurs, cela se discute… Mais, pour le groupe de Walldorf, l'essentiel était ailleurs : trois jours durant, il s'agissait pour lui d'en mettre plein la vue et les oreilles aux visiteurs, pour démontrer le dynamisme retrouvé de la maison. Une opération séduction destinée à faire oublier les turbulences récentes. Car des turbulences, il y en a eu ces derniers mois chez SAP : incapacité à livrer sur le marché les produits attendus, mécontentement croissant du personnel à l'égard d'un « top management » jugé arrogant, désaffection et colère de clients ulcérés par des hausses de tarif imposées en plein marasme économique… En 2008, le groupe avait en effet tenté de relever les « redevances d'entretien » facturées chaque année, pour les faire passer de 17 % à 22 % du prix de ses licences. Face à la fronde des entreprises concernées -Siemens lui-même avait menacé de lâcher SAP -la maison avait dû revenir sur sa décision. Mais on était passé tout près de l'accident industriel…

Ces faux pas, l'entreprise les a payés au prix fort, avec des résultats en baisse pour la première fois depuis 2003 l'an dernier. Autant de signaux qui ont irrité la vieille garde de SAP. A commencer par Hasso Plattner, soixante-six ans, cofondateur du groupe il y a plus de quarante ans et aujourd'hui président du conseil de surveillance. Le génial ingénieur informatique, mué en gardien du temple, a senti le danger monter : et si le groupe, fragilisé, devenait une cible ? S'il perdait son indépendance ?

Tandem américano-européen

Pour amorcer la contre-attaque, une victime expiatoire a été désignée en février dernier en la personne du directeur général, Leo Apotheker. Après vingt ans de maison, le très francophile patron de SAP a dû faire ses valises. Il sera resté à peine neuf mois aux commandes. Du jamais-vu dans l'histoire de ce « Microsoft allemand ». A ce personnage emblématique a succédé un tandem. Formule éprouvée par le passé, et pas seulement chez SAP. A ceci près que le duo choisi pour redresser la barre est 100 % étranger : l'un, Jim Hagemann Snabe, est danois ; l'autre, Bill McDermott, américain. Tous deux ont été promus en interne, comme pour incarner la culture américano-européenne du fabricant de progiciels, inscrite dans l'ADN du groupe depuis ses tout débuts, en 1972. A l'époque, les cinq cofondateurs de l'entreprise étaient en effet des transfuges de la filiale allemande d'IBM. Aux yeux d'Ulrich Trabert, analyste chez Metzler, cette « double nationalité » explique en partie « le succès de SAP jusqu'à présent. L'aventure continue avec un Américain réputé très fort pour la partie commerciale, et son collègue européen plus tourné vers les technologies ».

Dans une répartition des rôles parfaitement huilée, Bill McDermott s'exprime de façon presque caricaturale en homme de marketing, évoquant à propos de SAP une « incroyable société de croissance », sachant « hautement motiver » ses salariés, pour « concevoir de super-produits ». Le style est plus sobre chez Jim Snabe. Sa priorité : « amener plus rapidement les innovations au client », en s'engageant près d'eux « bien plus que nous ne l'avons fait dans le passé ».

Soucieux de corriger l'image trop froide de la précédente équipe dirigeante, les deux patrons ont tenu à afficher ostensiblement leur complicité dès leur première apparition publique, en mars dernier, au Salon Cebit de Hanovre. L'assemblée générale de demain devrait également être l'occasion de montrer aux actionnaires qu'une page est tournée. Et que la reconquête peut commencer…

De fait, après quelques semaines de rodage, le duo de tête a déjà quelques réussites à son actif. SAP a annoncé des résultats plutôt flatteurs pour le premier trimestre 2010, promis pour cet été le lancement de son logiciel accessible à la demande pour les PME et gagné la plupart des appels d'offres qui se sont présentés, remportant au passage une poignée de contrats prestigieux avec des clients tels que le russe Gazprom, l'américain McCain Foods ou la toute-puissante Industrial and Commercial Bank of China (ICBC).

Réveiller le cours de Bourse

Mais le principal coup d'éclat du tandem est de s'être lancé, le mois dernier, à l'assaut de l'éditeur de logiciels Sybase. Une opération à 4,7 milliards d'euros -la deuxième plus grosse acquisition du groupe après celle du français Business Objects en 2007 -, qui permet à SAP d'entrer dans la gestion de données, un nouveau segment d'activités. Et le remet en selle face à Oracle, devenu son plus puissant rival à coups de rachats de sociétés. Il fallait bien cela pour réveiller l'action du groupe. Après l'annonce de la reprise de Sybase, les analystes de Cheuvreux CA parlaient d'une « revitalisation » de SAP, en pariant sur une progression du titre de 15 % à court terme.

Le même sentiment prévaut en interne. « Pour soutenir le cours de l'action SAP, il y a deux moyens : augmenter la rentabilité ou doubler le chiffre d'affaires dans les cinq ans à venir », expliquait récemment un des hauts responsables du groupe, Rainer Zinow, en charge des solutions pour les PME. Doubler les ventes, Sybase seul ne le permettra pas. Avec son chiffre d'affaires de 1,2 milliard de dollars, la société californienne pèse 9 fois moins lourd que le géant de Walldorf. Mais son apport de sang frais est tout sauf négligeable pour un SAP qui réalise l'essentiel de son « business » sur le marché saturé des 20.000 sociétés de taille mondiale, comptant plus de 2.500 salariés. Sur ce terrain de jeu, le groupe allemand peut encore espérer forcer des portes dans le secteur financier, jusqu'à présent plutôt enclin à développer des applications en interne. Le contrat décroché en janvier dernier avec Deutsche Bank est, à cet égard, de bon augure.

Programmes « à la carte »

Mais l'heure est clairement venue de chercher de nouveaux relais de croissance. Pour cela, SAP a choisi de se départir de sa traditionnelle image de fournisseur de systèmes de logiciels intégrés et standardisés, vendus aux grandes multinationales. Il mise désormais sur l'offre de programmes « à la carte », censée être mieux adaptée aux entreprises de taille moyenne. Ces dernières vont désormais pouvoir télécharger en ligne le logiciel répondant au plus près à leurs besoins. Signe des temps, l'appellation de ce nouveau produit, « Business by Design », tranche volontairement avec ceux des programmes lourds du passé, les « R/1 », « R/2 », « R/3 » qui ont fait la légende du groupe (la lettre « R » désignant la gestion des données en temps réel inventée par SAP).

A dire vrai, « Business by Design » n'est pas à proprement parler un nouveau produit. Annoncé en septembre 2007, il avait même été lancé « avec un battage marketing typique à l'américaine », se souvient un ancien salarié. Et puis, plus rien… Tandis que les coûts de développement s'envolaient, le produit, lui, s'avérait trop lent et souffrait d'une ergonomie peu convaincante. Dans le petit monde des progiciels, les moqueurs n'avaient pas tardé à rebaptiser le projet « Business by Disaster ». Mais tout ceci est du passé. « Bill et Jim » l'assurent : aujourd'hui, le produit est fin prêt, il sera commercialisé à partir de l'été.

L'enjeu est de taille. Avec son offre de logiciels à la demande, c'est la sphère des entreprises de moins de 2.500 salariés que SAP compte désormais conquérir. Si ce segment représente déjà 77 % des quelque 100.000 clients du groupe à travers le monde, il assure à SAP moins de 30 % de son chiffre d'affaires global. La part de marché détenue sur ce créneau y serait de moitié inférieure à celle détenue dans les multinationales (environ un cinquième du marché). Rainer Zinow est conscient que pour séduire les entreprises de taille moyenne, il va falloir être autant à l'écoute de leurs besoins qu'un fournisseur d'électricité ou un concessionnaire auto… Sur un marché par nature très dispersé, la stratégie commerciale passe par la mise en place d'un canal indirect de vente. Des partenaires commerciaux vont donc devenir la vitrine de SAP auprès du client. Un chantier d'ores et déjà engagé : « Nous devons construire ce réseau dans la sphère des entreprises comptant entre 100 et 1.000 salariés », confirme le responsable allemand.

Tout ceci sera-t-il suffisant pour redorer l'image de SAP ? A l'extérieur, cette dernière reste encore teintée d'un mélange de « fascination et de haine », à en croire un ingénieur américain de la maison. Le calme semble en tout cas revenu au siège de Walldorf. Sur place, tout est fait, il est vrai, pour préserver les milliers de salariés des tensions extérieures, sur un site aux allures de campus californien : restaurant d'entreprise gratuit, cafétérias au design épuré à tous les étages, programmes d'activités stimulantes, du « power yoga » au « thairobic » ; sans oublier la nature, omniprésente, avec une forêt aménagée de chemins de randonnée pour permettre aux bataillons de têtes pensantes de s'offrir quelques instants de détente. En rêvant de nouvelles conquêtes…

DE NOTRE CORRESPONDANT À FRANCFORT,JEAN-PHILIPPE LACOUR, Les Echos"

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